Paul Thomas Anderson fait partie de cette génération de réalisateurs qui, dans les années 90 ont envahi les salles obscures avec un style innovant et rafraîchissant. Que ce soit Quentin Tarantino, David O.Russell ou David Fincher, ce groupe d'autodidactes prône une maîtrise du cinéma qui ne peut exister et exceller qu'à travers l'acte de création et son entreprise, sans omettre les codes et les références que les précédents maîtres ont expérimentés (Hitchcock, Godard, Kubrick, Scorcese...). PT Anderson mêle ainsi un travail du genre; la grande épopée avec "There Will Be Blood", le film chorale avec "Magnolia", et une approche esthétique jouant des longueurs des plans, laissant apparaître, en fond, l'implication dans une communauté (filiale, économique ou sectaire) comme thème récurrent.
Le réalisateur en 2012 va s'inspirer du travail effectué par John Huston dans son documentaire "Let There Be Light", montrant le traumatisme et l'aide, par l'hypnose, au reconditionnement dans la société des militaires en 1946. Il signe alors "The Master" où Freddie (Joaquin Phoenix) rencontre Lancaster Dodd dit "Le Maître" ( le regretté Philip Seymour Hoffman). L'analyse de séquence dévoile Freddie comme un ennemi potentiel pour "La Cause". Lancaster décide de lui faire entreprendre trois tests psychologiques pour jauger son dévouement pour ce groupe; fermer les yeux et refaire un trajet incessant entre un mur et une fenêtre en énonçant ce qu'il ressent à leur contact, tenter de rester impassible pendant une minute à toutes remarques qui lui seraient blessantes et enfin un exercice similaire au précédent où il doit se concentrer sur les mots énoncés par la femme de Lancaster (Amy Adams). Grâce à cet extrait, nous pouvons voir de quelle manière PT Anderson met en scène l'effort de soumission effectué par Freddie pour traduire la manipulation du réel qu'exécute le cinéma. Dans un premier temps, nous étudieront le comportement de Freddie comme un être désaxé et isolé, puis l'importance des multiples formes de musicalité dans la séquence. Et enfin, un cinéma qui se regarde et nous questionne.
L'ouverture de cette séquence nous permet, avant d'aller dans la phase des tests que va subir Freddie, d'appréhender ce que représentent les protagonistes entre eux. Il retrouve Lancaster dans le jardin, et d'une embrassade qui suggère une filiation d'apprenti/enfant à maître/père, ils tombent au sol et Freddie joue le rôle de l'animal où Lancaster mime l'action de le punir. Grâce à cette animalité inattendue, se dessine pour le spectateur une amorce à la phase de test avec un rôle de dominé (Freddie) et de dominant (Lancaster). Les tests vont se décliner en trois phases. Celle la moins présente est le travail sur sa vision avec la femme du maître qui lui demande, dans un premier temps, de changer, juste en la fixant la couleur de ses yeux. Ils vont passer du vert au bleu, puis au noir total. De cette disgression, le personnage est appelé à se murer dans un vide d'espace et de repère que le noir ou plus exactement la nuit représente. Le cadrage commence déjà l'isolement avec un gros plan sur son visage où le décor est inexistant, excepté ce mur blanc qui peut se traduire comme une touche d'ironie dans sa lutte face à un néant évident. Le contraste est d'autant plus frappant par ces gros plans répétés sur elle avec en fond un décor fournit en objet et, notamment, en livres, révélant aussi une des faiblesses du protagoniste, son manque d'érudition, permettant le désir de manipulation de "La Cause". Alors va s'entamer la lecture d'un roman érotique où le malaise qu'il va déculpé par l'insistance du personnage féminin à répéter trois fois "Fuck" !. La gêne révèle chez lui un écho dans sa façon de se comporter et d'interagir avec les autres. De son milieu peu défini tout au long du film, seules ses manières font allusion à ce manque d'autorité d'une idéologie culturelle et d'une bienséance que cherche à lui apporter tous les autres protagonistes. Il est bourru, vulgaire, insaisissable et s'exprime par le physique. Il semble être assimilé à un animal sauvage que l'on cherche à tout prix à dompter. Ce qui amène à distinguer et traduire Freddie par cette simplicité du langage et de sa gestuelle. Les deux autres tests vont tenter de combler ce manque de contrôle sur l'acerbation du personnage. L'un d'eux joue sur l'obligation d'être passif aux remarques désobligeantes qu'il doit subir (Doris, la jeune fille qu'il aimait et son passé de marines). La passivité exigée l'empêche d'être ce qui caractérise, un être en constant mouvement prenant des postures et des mimiques. Il se tord alors sur sa chaise, se surélève pour serrer la main, violemment, à son "opposant" qui lui fait face, geste fortuit pour se rassurer d'un danger inconnu que pourrait lui réserver cet exercice. Les échecs se répètent, le simple nom "Doris" le fait sortir de ses gonds et il jure sur Dieu de rendre par les coups si ce nom est encore énoncé, employant cette entité en décalage avec ce qu'elle représente, la sagesse et non la vacuité. Les rôles s'inversent et Freddie doit maintenant tester les réactions de l'autre homme qui restera impassible aux assaults; simplement car le caratère des attaques souligne une nouvelle fois sa vulgarité et sa simplicité enfantine où la menace est dans son désir de "fart on his face" tout en ricanant. Cependant, quand une nouvelle fois les rôles s'inversent, il fait preuve d'une passivité inattendue, semblant signifier une distance sur ses émotions (même face à l'injure "dummy") et sur le monde qui l'entoure, embrayé par la réplique "You deserve to be alone" et un court flashback sur lui fumant une cigarette quand il était au Pacifique. N'ayant plus aucune réaction, son passage dans l'inanimé est proche, il ne cligne plus des yeux. Seul le cri de l'opposant le fait réagir et le reconditionne dans son statut précédent, faisant échouer l'exercice. Proche d'une réussite escomptée par le maître, Freddie retrouve pour la dernière fois son rôle d'opposant, mettant en avant son implication dans la victoire de la guerre et réutilise, machinalement, l'injure "Dummy". L'évolution est donc frappante, d'un homme puéril et incontrôlable, il devient presque amorphe, pour ensuite se jouer des attaques reçues. Sa soumission est presque complète et va être décisive avec le test qui consiste d'aller de la fenêtre au mur, les yeux fermés, et définir le ressenti au toucher de ces points. Si comme pour toutes les pratiques vues précédemment, le début fait toujours appel au côté primaire de Freddie en définissant les signifiés par la matière (bois et verre); va-et-vient répétitif le conditionne à s'épuiser et à modifier le réel par la pensée. Il retrouve sa vulgarité "The same fucking wall", puis quand il bute violemment contre la table, il semble ne pas ressentire la douleur et est absorbé par la tâche imposée. Lancaster l'oblige à continuer, sans marquer de pause. Le personnage se retrouve seul à errer entre ces points où la vitre devient "night" et le mur "storm"; on aperçoit à l'extérieur Lancaster à table avec sa famille et ses disciples. La scission nous dévoile un monde troublé entre deux réalités, celle de Freddie dans l'inconscient et Lancaster entouré, ancré dans sa meute.
Malgré cela, le contrôle n'est pas complet. Notre protagoniste est comme un enfant, il tente de briser les règles. On le retrouve assit sur la fenêtre, simulant les bruits de pas et fumant une cigarette. Mais l'omniprésence des membres de "La Cause", ici la femme de Lancaster, le ramène constamment dans le contrôle qu'instaure les tests. Vont s'ensuivre d'autres allers-retours, l'inconscient "mordant" de plus en plus le pas sur le réel, la vitre devient "un mannequin" qu'il caresse, embrasse et simule l'onanisme. Il plonge dans les souvenirs de son passé de marines qui prédominent sur la scène. On retrouve alors une nouvelle interprétation de la féminité par cette femme de sable qu'il modèle. La houle de la mer, à son contact, le ramène dans la pièce. Il vogue maintenant entre deux univers parallèles. Conscient de ce danger où Freddie s'évade et trouve un exutoire dans un monde qui lui aussi repose sur une manipulation du sens des objets (la femme de sable), Lancaster met fin à l'application. Il ouvre ses yeux après un long moment, car trop ancré dans son isolement, et la scène se termine par une embrassade. Si pour les besoins de l'analyse, j'ai opté pour une description complète des enjeux et de l'évolution psychologique de Freddie à travers chacun des trois tests; le montage entremêle ces situtations et les progressions. Les scènes s'entrecoupent et se répondent entre elles, de sorte à fabriquer un jeu où la mise en scène s' exécute à simuler la répétitivité. Des mêmes plans sont ainsi réutilisés à maintes reprises; les gros plans sur les visages, les travellings d'accompagnement sur Freddie se déplaçant de la fenêtre au mur et un plan de demi-ensemble sur lui et son opposant (tout deux de profil, assis sur des chaises). Tout ceci crée le malaise et l'angoisse d'une boucle qu'il semble être impossible de conclure. La torpeur de Freddie est complète dans cette répétition. De plus, le cadrage n'a de cesse de le montrer isolé et reclus dans l'espace où la distance instaurée par les autres protagonistes qui le regardent le renvoie à un isolement obligatoire. Le personnage est alors incapable d'évoluer naturellement dans le monde qui l'entoure, chaque déplacement est restreint et aucune étape entre les pièces (couloir, escalier) est envisageable, il se téléporte entre elles et ne vit que, physiquement, entre elles. La rédemption ne peut alors exister qu'à travers l'investigateur du trouble, Lancaster, qui clôture cette boucle en le prenant dans ses bras, brisant la barrière entre les deux "univers" et rappelle aussi d'une image rassurante, la première embrassade. Cette obédience extrême est ainsi possible par le biais d'un contrôle presque complet des sens avec la vue (la scène des yeux), l'ouïe (les mots) et le toucher (trajet mur/fenêtre). L'odorat et le goût pré-existant dans l'inconscient des souvenirs qui se mêlent à la réalité de l'instant; notamment quand il mime l'acte d'embrasser devant la vitre et l'odeur du sel que la mer suppose. De cette suppression des sens naît un être qui paraît reconditionné, une renaissance pour "La Cause".
Tout au long de l'extrait, la musique en extradiégétique est omniprésente. Sous trois thèmes différents - marquant les enjeux que Freddie va vivre - PT Anderson a déclaré que le choix de la musique est un des éléments des plus rigoureux puisqu'elle doit appuyer l'action et non la transcender. La première stimule, par le biais des violons, une sonorité renvoyant à la notion de serpenter entre deux états. L'écho s'installe dans cette composition musicale comme pour créer une distanciation graduelle entre ces états où seul l'inexploré nous attend. Le choix du titre fait par le compositeur Johnny Greenwood "Time Hole" - le trou dans le temps - renvoie à celui que la narration prend dans ce passage du long-métrage, mais aussi l'évolution dans un ailleurs, à l'image de la chute temporelle dans la tanière du lapin blanc dans l'oeuvre de Lewis Carroll "Alice's Adventures In Wonderland". Alice, hypnotisée et soumise dans son propre subconscient à l'image de Freddie où le lapin blanc devient Lancaster. Va se suivre le deuxième thème qui inaugure le travail quasi médical exécuté par "La Cause", le titre "Appplication 45, version 1". A la simple lecture du nom, l'idée d'une expérience est des plus claire. Le troisième thème peut se faire entendre pour clôturer le cheminement effectué. Ne durant pas plus d'une vingtaine de secondes, les cordes jouent un son long, clair et constant pendant l'embrassade entre le maître et son disciple.
Grâce à Freddie, PT Anderson incite et assimile la soumission à celle qu'est en train de subir le spectateur au moment où il assiste à la scène. Lancaster tente de détruire les repères pré acquis et révéler que les choses, si elles existent et sont codifiées par des images; à l'image des signifiants et signifiées de Saussure. L'intelligence d'Anderson est d'éxécuter la manipulation en temps réel en montrant clairement le passage du bleu ou noir. Nous sommes alors complices de la magie qui vient d'opérer en nous adaptant à ce tour de passe-passe qui aujourd'hui est banalisé et coutumier dans un genre de cinéma (les blockbusters et leurs effets spéciaux). PT Anderson s'exécute, aussi, à dévoiler une forme de méta-cinéma, le propos ne se limitant pas à savoir si nous sommes hypnotisés ou non, mais si cette séquence ne met, elle aussi, ces personnages dans le rôle du spectateur ? Où plus exactement si Freddie n'est-il pas un protagoniste omniscient capable de savoir qu'il est en plein jeu ? La scène de la première embrassade devient un élement de réponse car juste après s'être relevé, il exécute une révérence. De cette mise en scène en abyme théâtrale, s'ensuit une disposition dans les plans où il semble être en constante représentation face à un public (la secte) qui ne cesse de le regarder et attend la suite des répliques.
Paul Thomas Anderson s'est appliqué à maîtriser une mise en scène complexe mettant en avant un personnage bipolaire, refusant par sa trivialité toute forme d'enfermement que la secte tente d'exercer. Lancaster essaye ainsi d'être ce maître capable, par son charisme, de déceler chez l'humain les failles et l'ancrage possible dans le conscient et le subconscient, le physique et le psychisme. Se dévoile un méta-cinéma reprenant, à la manière de Molière avec la règle des trois unités, une démonstration et une réflexion sur l'action de réaliser une représentation de la réalité et la réponse induite par les réactions du public. Au final, Freddie est un tout et un vide, une affirmation et son contraire, un porte-parole direct du lien établi entre un artiste et son oeuvre. Par cette réflexion, nous sommes en droit de nous demander si, au final, il n'est pas au-dessus de ses "geôliers" et s'amuse d'une soumission déjà maîtrisée, n'ayant plus aucune autorité, pour mieux les détourner de leur cause ? ou d'être, en totale opposition, la représentation du spectateur qui s'ennuie, tolérant la soumission qu'à certains moments et fuyant cette irréalité par le biais des flashbacks et des injures en contraste complet avec l'univers de "La Cause" ?